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NOUS,
Bernard GOUSSE, juriste, doyen de la Faculté des Sciences Juridiques et Politiques de l’Université Quisqueya, Titulaire de la Chaire Louis-Joseph-Janvier sur le Constitutionnalisme de la même Université ;
Claude MOÏSE, historien, spécialiste de l’histoire constitutionnelle haïtienne, membre du Conseil Scientifique de la Chaire Louis-Joseph-Janvier sur le Constitutionnalisme,
Patrick PIERRE-LOUIS, juriste, professeur de droit constitutionnel et de philosophie politique à l’Université d’État d’Haïti, membre du Conseil Scientifique de la Chaire Louis-Joseph-Janvier sur le Constitutionnalisme,
Sonet SAINT-LOUIS, juriste, professeur de droit constitutionnel à l’Université d’État d’Haïti,
Avons été mandatés par l’Université Quisqueya à l’effet de produire l’avis suivant en notre qualité d’universitaires.
Cet avis a été sollicité en vue de proposer une réflexion éclairée par le droit constitutionnel et la science politique à la situation posée par la disparition brutale du Président Jovenel Moïse et l’absence de règles constitutionnelles applicables à sa succession. Le monde universitaire entend ainsi contribuer à la solution de la situation présente.
Cette opinion se veut une contribution à la formulation d’une solution haïtienne à la crise, alors que certains acteurs de la communauté internationale s’érigent ouvertement en faiseurs de rois. Ceci dit, nous sommes conscients de ce qu’aucune solution ne sera formellement constitutionnelle, mais d’entrée de jeu, il convient de réaffirmer que l’ordre juridique haïtien n’a pas disparu avec la mort de M. Moïse.
Notre opinion s’inspire de l’esprit de la Constitution de 1987, des principes généraux régissant un État démocratique et tient compte de l’expérience historique de notre pays.
I.- L’ABSENCE DE NORMES APPLICABLES À LA SUCCESSION DE M. JOVENEL MOÏSE
Les dispositions constitutionnelles en vigueur sont inapplicables à la situation née de la disparition de M. Moïse.
Soit M. Moïse n’était plus Président depuis le 7 février 2021 et exerçait de facto les fonctions présidentielles ; alors les normes constitutionnelles sur la vacance présidentielle ne sauraient régir cette situation.
Soit nous admettons, sans y souscrire, la thèse que M. Moïse était Président jusqu’au 7 février 2022, sa mort survenant durant la cinquième année de son mandat. L’article 149 prévoit dans ce cas la désignation d’un président provisoire par l’Assemblée Nationale.
Quelle que soit la thèse retenue, la Constitution est muette. D’un côté, on ne peut remplacer de manière impromptue un président de facto. De l’autre, il est impossible de réunir l’Assemblée Nationale. De ce fait, dans l’un ou l’autre cas, aucune solution ne sera constitutionnelle, mais il convient, tout de même, d’apprécier celles qui ont été proposées et appliquées.
II.- APPRÉCIATION DES SOLUTIONS PROPOSÉES OU APPLIQUÉES
a) La solution Claude Joseph
M. Joseph s’était proclamé chef du pouvoir exécutif et avait, pendant un temps, agi comme tel. Il a été appuyé par la BINUH et les États-Unis d’Amérique. Sa position ne reposait sur aucune légitimité, ni légalité. D’une part, le premier ministre n’assume le rôle de chef de l’exécutif jusqu’aux élections présidentielles qu’en cas de vacance survenue durant les trois premières années du mandat, ce qui n’est pas le cas. D’autre part, M. Joseph avait déjà été remplacé, puisqu’un arrêté publié au journal officiel, Le Moniteur, avait nommé son remplaçant.
b) La solution Joseph Lambert
Une résolution émanant de huit Sénateurs sur les dix restants a désigné le Sénateur Joseph Lambert, Président provisoire de la République. Cette résolution semblait s’inspirer de l’article 149 de la Constitution qui attribue cette compétence à l’Assemblée Nationale. Or, les dix Sénateurs encore en fonction ne représentent pas le Sénat et ne peuvent prendre aucune décision qui engage cette Chambre. Ils peuvent encore moins prétendre à eux seuls constituer l’Assemblée Nationale, ni en faire office. Par conséquent, M. Lambert ne peut s’appuyer sur cette résolution pour se prétendre Président provisoire.
c) La solution Ariel Henry
Avant son décès, M. Moïse avait désigné M. Ariel Henry comme Premier Ministre en remplacement de Claude Joseph. Il a disparu sans avoir pu investir le nouveau Premier Ministre, lequel n’avait pas encore formé son cabinet. Et voilà que M. Henry s’auto-investit à la tête d’un gouvernement qui n’est reconnu par aucun parti politique ni par l’ensemble de la société civile haïtienne.
Tout d’abord, nous appliquerons à M. Henry le même raisonnement développé pour son prédécesseur. Nous ne sommes plus dans le temps constitutionnel pour confier au Premier Ministre le rôle de chef du pouvoir exécutif. Toute référence à l’application des dispositions de l’article 149 de la Constitution est une imposture.
Ensuite, M. Henry s’arroge la totalité de la fonction exécutive pour un temps indéterminé. Il est nécessaire que nous rappelions que le mutisme de la Constitution sur le comblement de la vacance n’entraîne pas l’invalidation, encore moins la destruction de tout l’ordre constitutionnel induit par la Constitution de 1987 encore en vigueur. Il ressort de cette dernière que, non seulement l’Exécutif est partagé entre un président de la République et un premier ministre, mais encore que certaines décisions ne compètent qu’au président en sa qualité de Chef de l’État. L’extension des compétences du premier ministre à celles de président de la République est illégale en sa forme et illégitime en son fond. Par conséquent, les circonstances exceptionnelles ne sauraient justifier qu’un premier ministre s’érige à la dignité de Chef de l’État et en exerce les attributions.
III.- RAPPEL DES PRINCIPES D’UNE GOUVERNANCE DÉMOCRATIQUE
Prenant acte des multiples tentatives visant à résoudre la crise ouverte depuis le 7 juillet 2021, considérant particulièrement les efforts déployés du lieu de la société civile pour trouver une solution haïtienne, nous posons comme prémisse, l’existence d’un consensus minimum sur la gouvernance démocratique qui doit, même durant une période de transition, animer la conduite de l’État. Il est donc nécessaire, à ce stade de notre réflexion, d’en rappeler quelques principes fondamentaux devant encadrer toute recherche de solution.
Le premier est le respect du suffrage universel. Les bénéficiaires de cette onction démocratique doivent être intégrés dans toute recherche de solution et dans toute mécanique institutionnelle transitoire. En clair, compte doit être tenu des seules personnes détenant encore une parcelle de la souveraineté nationale : les dix Sénateurs restants.
La deuxième est que l’exercice du pouvoir exécutif doit être entouré de mécanismes de contrôle juridiques et institutionnels pour éviter l’enivrement inhérent à la toute-puissance. L’éthique démocratique ne peut s’affranchir des principes de responsabilité et de reddition de comptes.
Le bricolage auquel nous assistons s’éloigne volontairement et dangereusement de ces principes. Ce qui reste de la représentation populaire est ignoré et le gouvernement s’installe, s’apprête à administrer, légiférer et dépenser sans la mise en place d’organes de contrôle. Par ailleurs, la stratégie du gouvernement de se délier de tout contrôle s’est tout récemment manifestée par la demande de récusation des juges de la Cour des Comptes et du Contentieux Administratif par les avocats de l’État lors de l’audience ayant pour objet d’apprécier la légalité de l’arrêté mettant à la retraite un juge de la Cour de Cassation. Cela exprime l’intention délibérée de rendre inopérant le seul organe de contrôle juridictionnel des actes du gouvernement. Or, un régime dans lequel l’Exécutif agit sans aucun mécanisme de contrôle est une dictature.
IV.- PROPOSITIONS DE RETOUR À UNE GOUVERNANCE DÉMOCRATIQUE
a) L’esprit à défaut de la lettre de l’art. 149 de la Constitution
Nous avons vu pourquoi il était impossible d’appliquer à la lettre l’article 149 de la Constitution. Mais, en remontant à l’essence de cet article, le constituant avait souhaité que ce soit l’ensemble de la représentation populaire qui désigne le président provisoire jusqu’aux prochaines élections. Il s’agit donc de trouver un mécanisme qui permette de rassembler un ensemble de personnalités qui représentent la Nation dans sa diversité. Pour ce faire, nous proposons de tenir compte de l’existant et de nous inspirer des mécanismes prévus par la Constitution pour rassembler l’ensemble de forces vives du pays.
Nous proposons donc la constitution d’un organe (Conseil d’État, Conseil de la Transition) qui regrouperait les dix Sénateurs encore en fonction et les différents secteurs traditionnellement sollicités pour la mise en place des conseils électoraux provisoires, à raison de deux représentants par secteur :
- La Conférence Épiscopale,
- La Fédération Protestante,
- Le Secteur vaudouisant,
- Le Secteur paysan,
- La Chambre de Commerce et d’Industrie d’Haïti (en raison de sa couverture nationale),
- La Cour de Cassation ou la Fédération des Barreaux,
- Le Secteur des Droits Humains (par le biais de la POHDH),
- Le Secteur universitaire (par le biais de la CORPUHA),
- Le Secteur de la presse (par le biais des associations de journalistes et de propriétaires de media).
Le Conseil d’État ainsi formé désignerait le Président provisoire jusqu’aux prochaines élections, sur la base des critères énumérés à l’art. 135 de la Constitution.
b) Un gouvernement responsable devant l’organe de contrôle
Dans notre histoire, nous avons connu des conseils d’État accompagnant l’Exécutif durant les moments de transition. Le trait commun de ces divers conseils réside dans le fait qu’ils n’étaient pas dotés de véritables compétences législatives ou de contrôle.
Notre proposition veut aller plus loin et repose sur le principe démocratique d’un gouvernement qui rende compte et qui soit contrôlé.
Par conséquent, le Président provisoire désignera un premier ministre après consultation avec l’organe de contrôle et en respectant les qualifications énumérées à l’art. 157 de la Constitution.
Le Premier Ministre et son gouvernement seront responsables devant l’organe de contrôle qui pourra leur infliger un vote de censure.
Aucun décret, aucun budget ne pourra être promulgué qu’il n’ait été approuvé par l’organe de contrôle dont les membres disposeront du pouvoir d’amendement.
En résumé, nous plaidons pour l’octroi à l’organe de contrôle de toutes les compétences dont jouissent les Chambres.
V.- LE PROGRAMME MINIMUM DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE
Nous notons avec intérêt les débats et propositions qui émanent de divers secteurs de la société civile et qui abordent des questions fondamentales pour la transformation de notre gouvernance et le devenir de notre Nation. Il est sain qu’ils ne soient pas uniformes et paraissent même contradictoires. Sur des sujets qui tiennent à l’établissement d’un nouveau contrat social, l’idéal démocratique est que ces opinions s’affrontent et que leurs promoteurs cherchent à convaincre le seul arbitre qui soit : l’électorat. Par conséquent, nous pensons qu’il ne devrait pas revenir à un gouvernement non élu, aussi bien intentionné soit-il, d’engager le pays sur des réformes sociétales. La principale tâche d’un gouvernement de transition étant d’établir les conditions juridiques, institutionnelles et sécuritaires pour une saine compétition devant les électeurs entre les diverses opinions ou les différents projets qui voient le jour.
Le gouvernement, qui devrait être un gouvernement resserré (douze ministères au maximum) et dont la durée ne devrait pas excéder deux ans, pourrait donc se concentrer sur les points prioritaires suivants.
a) Le rétablissement de la sécurité publique.
Contrôle des armes à feu. Démantèlement des gangs armés.
b) Rétablissement de la confiance dans le processus démocratique.
À cette fin, nous reprenons à notre compte les diverses analyses présentées par les universitaires et la Fédération des Barreaux sur le caractère illégitime de l’actuel CEP, quant à sa formation, sa mission et sa prise de fonction. Les décrets et arrêtés y relatifs devraient à notre sens être rapportés pour ouvrir la voie à la mise en place d’un nouveau CEP crédible.
Toujours dans le même ordre d’idées, la révision des listes électorales devra être entreprise pour que le corps électoral enregistré à l’ONI représente réellement l’électorat.
c) La lutte contre l’impunité
- Dynamiser ou relancer les enquêtes emblématiques (l’enquête sur l’assassinat du Bâtonnier Dorval, l’enquête sur l’assassinat du Président Moïse, les enquêtes sur les divers massacres, notamment ceux de La Saline, de Delmas 32, etc.),
- Dynamiser ou relancer les enquêtes sur la dilapidation des fonds de Petro Caribe.
d) Respect de l’État de droit
Rapporter les décrets :
- Heurtant la conscience collective (Code Pénal. Nécessité de débats de société sur certains points : avortement, orientation sexuelle, par exemple),
- Violant les droits individuels fondamentaux (ANI, terrorisme),
- Affranchissant l’État de tout contrôle (marchés publics, Cour des Comptes).
e) Rétablissement du Pouvoir Judiciaire
Rétablir le CSPJ et combler la Cour de Cassation. Rapporter les arrêtés mettant à la retraite certains juges de ladite Cour au mépris du principe d’inamovibilité.
f) Mise en branle du chantier constitutionnel
- Initier le processus pour la mise sur pied d’une Assemblée Constituante dans le respect des normes démocratiques. Par conséquent, dissolution de la Commission chargée de l’élaboration de la nouvelle Constitution, et annulation du processus entamé du référendum d’un texte n’ayant fait l’objet d’aucun débat public.
- L’idéal démocratique qui sous-tend cette proposition est que les questions sociétales et de refondation de l’État soient publiquement débattues et fassent l’objet de la campagne ayant pour finalité l’établissement de l’Assemblée Constituante par le biais du suffrage universel. C’est ainsi qu’il faut interpréter la volonté du constituant de 1987 qui, dans la formulation de l’article 282.1, introduit la question constitutionnelle dans la compétition électorale, car les électeurs en élisant leurs représentants, le font théoriquement en ayant à l’esprit les amendements proposés par la législature sortante. Les nouveaux élus bénéficiant d’une fraîche légitimité démocratique devant entériner ou écarter les amendements proposés. Cela respecte aussi notre tradition constitutionnelle exprimée dans les Constitutions républicaines de 1867, 1889, 1932, 1946, 1950 et 1957.
VI.- LE RÔLE DES PARTIS POLITIQUES
Nous nous rappelons de l’expérience malheureuse du Gouvernement Collégial de 1957 constitué de leaders de partis politiques en compétition pour les joutes électorales qui devaient suivre. La violence qui en est résulté était logique et prévisible. Cette expérience ne devrait pas être renouvelée. À la dernière expérience de comblement de vide à l’Exécutif (février 2004), on s’est gardé d’y recourir avec la mise en place de l’Exécutif présidé par le juge Boniface Alexandre.
Nous préconisons donc que les partis politiques s’engagent dans la conclusion de l’accord politique (classe politique et secteurs organisés de la société civile) devant déboucher, si notre proposition est acceptée, sur la désignation du Président provisoire et la constitution du gouvernement. Ils demeureront les vigies exigeantes de ce gouvernement. Ils mettront ce temps à profit pour renforcer leurs bases électorales, promouvoir leurs programmes et se préparer aux prochaines élections générales qui consacreront, nous l’espérons, le retour à la normalité constitutionnelle.
Fait à Port-au-Prince, le 4 août 2021