À l’occasion de la Journée internationale de la femme

Henri Piquion

C’est bientôt le 8 mars, la Journée de la Femme. Pourtant celle-ci proteste et n’accepte pas de fleurs sous le prétexte qu’elle n’en a pas reçues les autres jours de l’année. Elle profitera malgré tout de ce jour où exceptionnellement elle peut tout dire pour présenter la liste de ses revendications. Elle est longue. Spontanément on s’étonne que celles-ci ne la concernent pas directement, ou à peine. Mais on la connait. Si elle réclame, revendique et manifeste, ce n’est pas pour elle, mais pour ses enfants, ses hommes, sa parenté; c’est pour son pays qu’elle voudrait voir plus beau que celui du voisin. De simples revendications qu’elle résume en une phrase : « Mwen ta renmen nou moun tou. » « Nou », c’est elle en tant que femme et toi et moi en tant qu’hommes car aucun de nous ne sera « moun » si l’autre ne l’est pas. 

Elle revendiquera donc:

Le droit à l’éducation et à la connaissance pour elle et pour ses enfants, filles et garçons de la ville et de la compagne; le droit à une formation technique et professionnelle correspondant à leurs goûts et intérêts et aux besoins du pays.

Le droit à la santé assuré par un personnel dévoué et compétent disposant d’un équipement adéquat.

Le droit au travail et à un salaire décent dont les corolaires sont l’obligation de donner du travail et la pénalisation par la  loi des individus qui exportent des capitaux réalisés dans le pays, parfois illégalement, pour créer des emplois dans des pays étrangers déjà plus riches qu’Haïti.

Le droit à la vie, pour elles et pour nous tous, car les femmes qui sont aussi des mères meurent doublement d’apprendre que leurs enfants ont été assassinés par des bandits armés et « instrumentés de l’instrument qui sent bon » par des patékwè arrivistes criminels et criminels avérés, avides de pouvoir éternel.

Il va de soi qu’une de leurs revendications sera le droit à la sécurité, une obligation fondamentale de la société représentée par l’État et gérée par les administrations concernées et le gouvernement.

Le droit à la justice qui ne se limite pas à celle des tribunaux, déjà essentielle dans une société civilisée, mais qui s’étend à cette forme de justice que tout le pays, et les femmes d’abord, demandent depuis 1804 et pour laquelle l’Empereur est mort. Il ne s’agit pas seulement, mais il s’agit aussi d’accès à la consommation de biens matériels. La justice que réclame la femme haïtienne tous les 8 mars et cette année encore, c'est le partage équitable des produits (terme impropre) qui nous satisfont matériellement, mais aussi moralement, culturellement, spirituellement; des produits attendus par nos cinq sens et ceux qui apprécient le beau et le bien. Ce droit comprend celui du respect de son corps de femme déjà diminué par la misère, la pauvreté et la maladie. Ce droit à la justice s’appelle aussi droit à la dignité.

Les revendications de la femme haïtienne sont si nombreuses qu’elle n’arrivera pas à les énumérer toutes. Par pudeur elle préfère n’exposer que la partie mondaine de ses souffrances, gardant pour elle ses douleurs profondes, mais gardant quand même l’espoir que nous entendrons tous sa revendication de dignité et de justice, les deux plus larges avenues qui nous mèneront à l’humanité. Nous : c’est elle, c’est son homme, c’est son pays.

La femme haïtienne est une et multiple. C’est la bourgeoise de là-bas, loin là-bas, dont le chien se nourrit de steak et à qui le mari de la bonne sert du café chaud; c’est la bourgeoise auto-proclamée qui vit dans le voisinage, mais qui va le dimanche à la plage, heureuse d’y être allée et malheureuse d’en revenir car elle ne sait pas ce que la famille va manger mercredi; c’est la bourgeoise « to be » mais qui ne le sera jamais tout à fait, institutrice, professeure, étudiante, journaliste, infirmière, diplômée d’une quelconque faculté et parfois d’une faculté quelconque dont l’allocation envoyée de New York par maman arrive toujours en retard et qui attend un visa en poche l’avion qui la mènera à New York  (New York, c’est n’importe où) trouver maman, loin de son rêve de bourgeoisie, mais vers la classe moyenne et la consommation à crédit; c’est aussi la petite fille qui a 15 ans et moins et qui est obligée de sortir vendre son petit corps parce que papa ne travaille pas (il n’a jamais travaillé sauf pour un patron clandestin et menteur propriétaire de la manufacture du déchoucage et de l’usine du pays lòck) et que maman est de nouveau enceinte; c’est aussi la femme macoute, la femme chimère, la policière indisciplinée et délinquante, ces femmes qui confondent grammaire et pistolet et qui réclament en vain d’être entendues alors qu’elles n’émettent aucune parole donc aucun sens mais seulement des crépitements et des rafales de sons. Or, le sens est dans la grammaire, dans la communication, pas dans la profération, pas dans le bruit, pas dans la profanation de la souffrance. Souffrance réelle, souffrance de la femme haïtienne, souffrance de l’homme haïtien, souffrance du pays haïtien, souffrance qui nous atteint tous. Mais n’oubliez pas que c’est le sens qu’on entend, c’est au sens qu’on répond, car seul le sens fait sens. Déposez vos mitraillettes mesdames et venez planter avec nous les semences qui seront demain votre pays.

Il y a toutes ces femmes haïtiennes et d’autres encore. Comment oublier la paysanne qui nous nourrit depuis 1804! Et la madan Sarah et la vendeuse de fritailles et celle dont on dit qu’elle est une bouzen alors qu’elle travaille pour envoyer ses enfants à la faculté. Elles sont toutes nos femmes, nos mères, nos sœurs, nos filles, nos amies, nos voisines. 

Aujourd’hui, c’est leur Jour, et je leur dis à toutes, à l’une comme à l’autre, bourgeoise ou bouzen, que je les aime et que je les attends fraternellement sur le chantier où se construit déjà une Haïti de justice et de dignité pour toutes et tous, une Haïti de solidarité.

5 mars 2020

Publié avec l’autorisation de l’auteur par ComUniQ

Né au Cap-Haïtien en 1940, Henri Piquion a toujours souhaité être considéré comme un patriote et un enseignant. Après un long exil, il a pu retourner en Haïti après le 7 février 1986. Il a servi le pays à différents titres, notamment comme membre du Cabinet du Ministre de l’Éducation Nationale, comme éditorialiste du journal Le Progressiste Haïtien ou Directeur Général du journal L’Union. Il a été aussi Ministre de l’Information et de la Coordination, Ministre de la Culture et également Doyen de l’École Normale Supérieure. Il est membre fondateur du Collectif Paroles, et du GRII-UQAM (Groupe de recherches et d’intervention en idéologie de l’UQAM). Forcé de reprendre le chemin de l’exil après octobre 1994, il espère retourner vivre dans son pays avant la fin de cette année 2020.


-