Par ces temps de tourmente, beaucoup de messages circulent sur les réseaux sociaux témoignant de situations terribles auxquelles est exposée la population dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince, du fait de la violence quotidienne.

Ici est relaté un « fait divers » vécu par une étudiante de l’Université Quisqueya et rapporté par le Professeur Pierre Eddy Cezar, Vice-Doyen de la Faculté des Sciences de l’Éducation de la même Université. Ce texte éloquent et qui fait réfléchir est reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

KATHIA GUERRIER, UN FAIT DIVERS DU 2 JUIN 2021

Elle vient de loin, de très loin. Elle a des rêves qui ne datent pas d’hier. Elle les a depuis qu’elle était toute petite. Après ses études secondaires, elle intègre l’Université Quisqueya pour des études en Sciences Économiques, études qu’elle boucla parallèlement à des études en Éducation dans un autre centre universitaire du pays.

Elle a par la suite terminé un cycle d’études de Master en Éducation, études qu’elle boucla encore une fois parallèlement à des études menant à une licence en enseignement de l’Espagnol. Superbe, dira-on ! Dans tout autre pays, on aurait dit d’elle que c’est un modèle de réussite.

Elle habite à Carrefour. Elle revenait de son boulot à l’Université Quisqueya le 2 juin 2021. Pas la peine de rappeler qu’habiter à Carrefour par ces temps d’après-dieu, c’est un péché mortel. Oui, la mort vous guette à Portail Léogâne, elle vous surveille de près au Bicentenaire et ne vous lâche pas d’une semelle à Martissant. Elle prend une moto en direction de Carrefour. Les bandits l’arrêtent et la dépouillent systématiquement : argent, téléphone, tout. Mais, ils les laissent partir, elle et le chauffeur de moto. 

Immédiatement après, un  concert de balles commence. Un pap-padap percute la moto et l’envoie  valdinguer dans une espèce de rigole-rivière qui lui recouvre la tête… Pire, elle ne sait pas nager. Cette rigole est creusée par l’État haïtien visiblement depuis que le diable est caporal. La moto plonge dans l’eau. Le chauffeur de moto qui lui, savait nager, la tire par la chemise et lui permet de refaire surface. 

Un troisième bon samaritain, arrive malgré les balles, leur donne la main pour les sortir de l’eau et tous les trois se mettent à courir. Celle qui avait et qui a encore des rêves, court, le corsage déchiré. Pieds nus. Son soutien-gorge est rouge. On dirait une folle. Finalement, après deux kilomètres de course folle, à la hauteur de Palmera Market, un autre chauffeur de moto la prend, et la dépose chez elle.

Comme c’est un fait divers, je lui conseille de voir un psychologue, d’aller acheter une autre paire de lunettes et de poursuivre son rêve. Peut-être qu’elle devrait revenir déposer des fleurs devant cette rivière-rigole au milieu de la rue qui lui a sauvé la vie. Sans cette eau sale, ça aurait pu être pire. Elle continue de pleurer au moment où je raconte son histoire.

Aujourd’hui, c’est samedi, elle n’a pas fini de pleurer, les médecins lui donnent quelques antibiotiques pour l’eau qui lui a recouvert la tête, quelques antibiotiques aussi pour les yeux. Ses oreilles ont saigné… peut-être un tesson de bouteille au bon endroit qui ne voulait pas de ces gens au mauvais endroit. Les tessons de bouteille sont traîtres et rancuniers de surcroît.

Pour les incrédules qui ne croient pas que c’est un fait divers, sachez qu’un professeur de 50 ans, M. Roosevelt Petit-Phar, a été tué dans un bus et que sa famille a dû payer pour récupérer le cadavre… Un autre professeur de carrière, M. Louis Délima Chéry, Inspecteur Général au Ministère et ancien Doyen de deux Facultés à l’UniQ n’a pu se rendre que très tard à l’hôpital (une autre espèce de violence) parce que les grands nègres jouaient à un bal, oh, pardon, plutôt à un concert de balles ce jour-là… Il n’y a pas eu qu’eux-mêmes… Somme toute, les morts de ce mercredi 2 juin 2021 (inoubliable hein ?) se comptent par dizaines ; blessés et déplacés confondus, se comptent par centaines… 

C’est donc autant de faits divers que viendront effacer d’autres faits divers dans ce pays de faits divers, avec au total 10 ou 12 millions de faits divers, faits chair, diversement défaits par les divers méfaits d’Après-dieu.

Pierre Eddy Cézar
Vice-doyen de la FSED

Faculté des Sciences de l'Education
Université Quisqueya

 


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